
Quand un "expert" perd pied
Introduction
Gilbert Doctorow, qui se présente comme « soviétologue » et prétend être le seul véritable expert de la Russie dans les médias indépendants, colporte depuis plusieurs jours des théories qui laissent même les analystes politiques les plus aguerris complètement perplexes.
Dans un article publié le 1er octobre 2025 sur Substack, dans sa « Armageddon Newsletter », Gilbert Doctorow est allé jusqu’à affirmer qu’une révolution de palais serait imminente au Kremlin, et que la société russe verrait de plus en plus en Vladimir Poutine un “Gorbatchev 2.0” honni. Il se permet également de formuler des spéculations hasardeuses sur un éventuel successeur au président russe, qu’il décrit comme à la tête d’un navire gouvernemental désormais alourdi par une accumulation excessive de “coquillages”, devenu trop encombrant pour être efficacement dirigé.
"La vanité est l’ombre que projettent les insuffisances"
Une telle absurdité prêterait à sourire, si elle ne nourrissait pas de dangereux fantasmes parmi les va-t-en-guerre américains et européens. Ces derniers, malgré toutes les preuves contraires, persistent à se complaire dans l’illusion d’une Russie affaiblie qu’il serait possible d’exploiter. Et pour servir ce récit, ils s’appuient volontiers sur un historien américain ayant certes séjourné de longues années en Union soviétique, mais dont les compétences académiques se limitent à un doctorat en histoire — et non à la chaire professorale qu’il revendique pourtant publiquement. En réalité, Doctorow ne dispose d’aucune source directe sérieuse en Russie, si ce n’est ses émissions favorites de la télévision d’État russe, dont il tire l’essentiel de ses analyses.
Les pensées confuses de Doctorow
Les talk-shows de la télévision russe comme source
Cet « expert » fonde ses théories sur ce qu’il perçoit comme de vives critiques adressées au président Poutine dans les émissions politiques de la télévision d’État russe, lesquelles soutiendraient mal sa stratégie de guerre d’usure en Ukraine.
Selon lui, des programmes pourtant ultra-loyalistes comme "60 minutes" ou "Soirée avec Vladimir Soloviev" prépareraient désormais la société russe à remplacer Poutine par une figure beaucoup plus agressive.
Il affirme que la majorité de la population russe réclame — ou du moins mérite — une attitude bien plus ferme à l’égard de l’Occident. La frappe de décapitation tant attendue contre le régime néonazi de Kiev devrait, selon lui, être enfin menée pour montrer à l’Occident que la Russie n’est pas un simple « tigre de papier ». À défaut, le camp occidental continuerait d’escalader la confrontation, jusqu’à la guerre nucléaire.
Provocations verbales et autres
Donald Trump a récemment déclaré, devant quelque 800 généraux et hauts gradés américains réunis sur une base près de Washington, combien il était déçu que Poutine n’ait pas vaincu l’Ukraine en une semaine lors du lancement de l’opération militaire spéciale. Il a ajouté que les sous-marins nucléaires américains, déployés à proximité de la Russie, étaient technologiquement « en avance de 25 ans » sur leurs équivalents russes, et que la Russie apparaissait désormais comme un « tigre de papier ». Dans une interview sur Fox News, J.D. Vance a repris le même refrain : l’économie russe serait en ruine, et les gains territoriaux de l’armée russe en Ukraine insignifiants.
Doctorow soutient que la Russie n’aurait pas réagi de manière appropriée à ces provocations et qu’elle aurait ainsi montré sa faiblesse, encourageant de nouvelles escalades occidentales. Il reproche aussi à Moscou d’avoir réagi trop timidement à la montée en puissance américaine dans les livraisons d’armes destinées à infliger une « défaite stratégique » à la Russie, préférant s’enliser dans une guerre d’usure et dans des négociations « vaines » avec Washington. Il qualifie cette stratégie de « grave erreur d’appréciation » de la part de Poutine.
L’accusation d’apaisement
Cette Cassandre poursuit en affirmant que Poutine n’aurait pris aucune position claire et entretiendrait au contraire une dangereuse proximité avec Donald Trump. Selon elle, cette « relation complaisante » aurait commencé lors des rencontres avec l’homme d’affaires américain Steve Witkoff, les 25 avril et 6 août 2025 à Moscou, puis lors de la rencontre avec Trump en Alaska le 15 août 2025.
De tels efforts de négociation ne feraient, selon Doctorow, que conforter les va-t-en-guerre occidentaux, persuadés que la Russie s’abandonne à l’illusion que le conflit avec l’Occident collectif pourrait être réglé par le dialogue. L’Occident interpréterait d’ailleurs cette attitude comme un signe de faiblesse.
Doctorow affirme encore que, lors de son discours au Club Valdaï à Sotchi le 2 octobre 2025, Poutine aurait une fois de plus éludé les questions cruciales vis-à-vis de l’Occident : l’Europe se réarmerait en vue d’une guerre contre la Russie prévue dans trois ans (sic), chercherait à imposer un blocus aérien et maritime dans la Baltique, et s’apprêterait à accorder à l’Ukraine un prêt de 145 milliards de dollars garanti par les avoirs russes gelés — afin de prolonger le conflit pendant plusieurs années. Les États-Unis, eux, équiperaient bientôt Kiev de missiles de croisière Tomahawk à capacité nucléaire, capables d’atteindre Moscou depuis le territoire ukrainien.
Au lieu de « s’aplatir devant Trump », la population russe réclamerait, toujours selon lui, que ses dirigeants fassent enfin preuve de fermeté — par exemple en détruisant les usines allemandes produisant les missiles Taurus ou en « décapitant » la direction ukrainienne, y compris Zelensky, grâce au système Oreschnik, pour mettre fin au conflit avant qu’il ne dégénère en Troisième Guerre mondiale.
Alarmisme et délire apocalyptique
"Nous allons droit vers la Troisième Guerre mondiale, quoi qu’il arrive. Si Poutine continue de faire preuve de “retenue”, comme avec sa dernière flagornerie envers Trump, il sera renversé et remplacé par les faucons russes — et nous y voilà. S’il ne montre pas les dents maintenant, nous sommes tous condamnés."
Gilbert Doctorow, 14 octobre 2025
Doctorow affirme encore que, dans la société russe, Poutine serait désormais perçu comme un « Gorbatchev 2.0 » et qu’il serait grand temps de s’en débarrasser. Selon lui, la popularité de Poutine, qui resterait pourtant proche de 80 %, ne serait qu’une illusion statistique : les sondages poseraient les mauvaises questions. S’ils demandaient au peuple russe s’il approuve la conduite de la guerre en Ukraine, le président afficherait, d’après Doctorow, des résultats nettement négatifs.
L’effet de ce discours
Cette théorie « soviétologique » fantasque ne repose sur aucun fait, mais sur les élucubrations d’un esprit surexcité, en proie à une mégalomanie inquiétante.
En Russie, de tels délires propagandistes ne rencontrent aucun écho et n’ont aucune influence sur la politique réelle.
Si l’on aborde néanmoins ce sujet ici, c’est parce que ce genre de discours nourrit, aux États-Unis comme en Europe, les forces qui ne cessent d’affirmer que la Russie est faible et qu’un changement de régime y est imminent. Les va-t-en-guerre russophobes américains et européens peuvent ainsi s’appuyer sur le fait que même un prétendu expert critique de leur camp estime que « le trône de Poutine vacille » — et qu’il ne reste plus qu’à attendre que le peuple russe renverse son « roi ».
La réalité
Les Russes ne se laissent pas provoquer
Les Russes ne réagissent pas à ce type de provocations. Ils ne se laissent pas piéger par ces attaques issues de l’arsenal de la guerre cognitive. Ce sont des professionnels. Ils observent la carte, ils examinent les chiffres. Les militaires, eux, se concentrent sur la réalité des opérations : ils connaissent leurs statistiques, maîtrisent la théorie des probabilités et l’analyse des forces et des moyens (Correlation of Forces and Means – COFM). La force ou la faiblesse de la Russie ne se mesure pas au vacarme des politiciens occidentaux — souvent malhonnêtes et corrompus —, mais aux faits. Et ces faits sont clairs.
On prétend que la Russie n’a pas réagi comme il se doit au franchissement de ses lignes rouges par l’Occident ? En réalité, elle a déjà détruit deux quasi-armées de l’OTAN en Ukraine — entièrement équipées et financées par l’Occident — et elle est en train d’anéantir la troisième et dernière au fil d’une guerre d’usure. La Russie démolit systématiquement l’infrastructure et l’industrie de défense ukrainiennes. Elle est en train de remporter la guerre.
Alors pourquoi lancer des « frappes de décapitation » contre le régime néonazi de Kiev ? Une telle action placerait la Russie sur une trajectoire de guerre d’un tout autre ordre — une escalade majeure, avec des conséquences bien différentes de celles qu’elle recherche actuellement. La Russie ne cherche ni à détruire physiquement l’OTAN, ni à occuper l’Europe.

La Russie cherche vraisemblablement à réintégrer l’ancienne Rus’ de Kiev dans son espace historique afin de prévenir la menace existentielle que représente, pour son territoire, l’agression émanant de Kiev sous l’impulsion des États-Unis, de l’Europe et de l’Occident collectif — rien de plus. Et la Russie atteindra cet objectif selon son propre calendrier et son propre plan opérationnel.
Vladimir Poutine jouit d’un taux d’approbation d’environ 80 % — et ce, depuis près d’un quart de siècle. Il y a de bonnes raisons à cela. Dans toute l’histoire du monde, où a-t-on jamais vu un « coup d’État », même limité à une révolution de palais, avec de tels niveaux de soutien populaire ? Notre Cassandre, qui se targue d’avoir étudié l’histoire, devrait le savoir.
La puissance économique de la Russie
La Russie s’impose également sur le plan économique. Son économie continue de croître régulièrement malgré les efforts de guerre considérables.
Doctorow se trompe complètement dans ses déclarations économiques. Il affirme par exemple que les salaires en Russie auraient été multipliés et que la population serait artificiellement apaisée — pur non-sens. Certes, certaines professions, comme les chauffeurs routiers ou les agents de sécurité, ont vu leurs salaires fortement augmenter. Beaucoup de ces travailleurs étaient d’anciens militaires revenus servir pendant la guerre, créant ainsi des pénuries qu’il a fallu combler à prix fort. Mais la majorité de la population n’a pas vu ses revenus doubler ou tripler. En décembre 2024, le salaire moyen mensuel était supérieur de 21,9 % à celui de l’année précédente, la plus forte hausse enregistrée depuis 2008. En janvier 2025, les salaires réels ont progressé de 6,5 % sur un an, tandis que les salaires nominaux augmentaient d’environ 17,1 %.
La puissance militaire de la Russie
Les observateurs sérieux — parmi lesquels Douglas Macgregor, Lawrence Wilkerson, Jacques Baud, Andrei Martyanov ou encore Ralph Bossard — s’accordent à reconnaître que la technologie militaire russe est, tant en termes de capacités de production que d’avancées technologiques, au moins une génération en avance sur celle de l’alliance occidentale.
La puissance internationale de la Russie
Il n’est pas question non plus d’un isolement international de la Russie. La liste des organisations dont elle est membre ou partenaire est impressionnante : les BRICS, l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), l’Union économique eurasiatique (UEEA), la Communauté des États indépendants (CEI), le Conseil de l’Arctique, ainsi que l’Organisation de la coopération islamique (OCI) en qualité d’observateur et l’Organisation de coopération économique (ECO) en tant que partenaire de dialogue. Le Sud global et l’ensemble de l’Asie approfondissent par ailleurs leurs liens économiques et culturels avec Moscou.
Une controverse interne mal comprise
Certains commentateurs occidentaux ont récemment évoqué des tensions au sein de la direction russe. Le 8 octobre 2025, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Riabkov, a déclaré devant la Douma que la dynamique créée par le sommet d’Anchorage entre les présidents russe et américain s’était « essentiellement épuisée », en raison principalement de « l’attitude destructrice des Européens ».
Certains y ont vu le signe d’un désaccord irréconciliable au Kremlin. C’est une erreur d’interprétation : ces analystes ne comprennent pas le mode de gouvernance collégial du pouvoir russe. Les divergences de ton ou d’accent font partie du processus normal d’élaboration des positions politiques. Ceux qui projettent sur la Russie contemporaine le vieux modèle soviétique figé et prétendent faire de la « soviétologie » commettent une faute d’analyse fondamentale.
La politique étrangère face aux États-Unis : « Parle doucement et tiens un gros bâton »
Les Russes connaissent bien cet adage américain, formulé en 1901 par le président Theodore Roosevelt : « Speak softly and carry a big stick; you will go far. » — « Parle doucement et tiens un gros bâton : tu iras loin. » Il en fit la devise de sa politique étrangère : résoudre les différends par la diplomatie, tout en conservant la capacité d’imposer sa position.
Comme on l’a vu, la Russie dispose bel et bien d’un « bâton » redoutable.
L’art de garder la porte ouverte
Forte de cette position de puissance, la Russie fait aussi valoir l’une de ses grandes forces : sa diplomatie professionnelle. Sa ligne directrice vis-à-vis des États-Unis est clairement exprimée dans le discours du président Poutine prononcé à Sotchi, lors du Club Valdaï, le 2 octobre 2025 :
"Comme chacun sait, nos pays ont de nombreuses divergences et nos points de vue sur les grandes questions mondiales s’opposent souvent. C’est normal entre grandes puissances. Ce qui importe, c’est la manière dont ces divergences peuvent être surmontées, et dans quelle mesure elles peuvent l’être pacifiquement."
"La Russie se réserve le droit de défendre ses intérêts nationaux, parmi lesquels figure le rétablissement de relations globales avec les États-Unis. Et, malgré nos différends, si nous nous traitons avec respect, les négociations — même les plus dures et les plus tenaces — mèneront inévitablement à un consensus et, en fin de compte, à des solutions acceptables pour les deux parties."
« Le monde multipolaire et polycentrique est une réalité durable. »
Vladimir Poutine, Sotchi, 2 octobre 2025
De tels résultats ne s’obtiennent pas dans la précipitation ni dans la fougue. Il faut une vision d’ensemble et un sang-froid à toute épreuve. Nous avons la chance que le chef du plus puissant appareil militaire au monde soit un homme aussi calme, réfléchi et mesuré.
Conclusion
Lorsqu’on confronte les déclarations de Doctorow aux faits vérifiables, il apparaît clairement que les théories de ce pseudo-expert autoproclamé de la Russie relèvent de la pure fantaisie. Les récents développements — notamment l’appel téléphonique entre Poutine et Trump, suivi du retrait de ce dernier du projet de livraison de missiles Tomahawk à l’Ukraine — en sont la meilleure démonstration.
«Quand un "expert" perd pied»