Le génocide caché

Le génocide caché

Les sanctions occidentales ont tué 38 millions de personnes – c'est désormais prouvé
Felix Abt
ven. 26 sept. 2025 1567 7

Depuis des décennies, les décideurs occidentaux présentent les sanctions comme une alternative « humaine » à l’usage de la force militaire. En réalité, ce sont des armes qui infligent des souffrances massives à des populations n’ayant aucun contrôle sur les actions de leurs gouvernements, comme le démontre une nouvelle étude percutante. Pourtant, pour de nombreux universitaires occidentaux, les sanctions restent avant tout un sujet abstrait de débat, confortablement discuté dans leurs bureaux. Le professeur britannique David Tizzard, par exemple, a écarté le coût humain dans sa critique de ma position, écrivant platement : « Les universitaires débattent de l’efficacité des sanctions et de leurs implications morales » — comme si des millions de morts n’étaient qu’un simple exercice théorique.

Pour la plupart des gens, le mot sanctions peut sembler désigner un outil bureaucratique — une option discrète de politique reléguée aux réunions diplomatiques. Mais il est désormais prouvé que les sanctions imposées spécifiquement par les États-Unis et l’Union européenne ont causé la mort d’environ 38 millions de personnes depuis les années 1970 [1][2][3] — soit plus de six fois le nombre de victimes de l’Holocauste entre 1941 et 1945.

Ce chiffre provient d’une recherche novatrice publiée dans The Lancet Global Health, où des économistes ont, pour la première fois, évalué à l’échelle mondiale le coût humain des sanctions. Les résultats sont dévastateurs. Depuis des décennies, les sanctions ne sont pas utilisées comme des « alternatives pacifiques » à la guerre, mais comme des armes — des instruments dont se servent les grandes puissances occidentales pour discipliner et punir le Sud global. Les sanctions sont une forme de coercition destinée à contraindre des nations souveraines à s’aligner sur les intérêts américains et européens. Tout pays qui ose tracer une voie indépendante s’expose à un étranglement économique, qui conduit, dans de nombreux cas, à des pertes humaines massives.

Les petites nations souffrent le plus

Les sanctions occidentales punissent de manière disproportionnée les pays plus petits et disposant de ressources limitées. L’Irak, l’Iran, la Corée du Nord, Cuba et le Venezuela ont connu des morts massives parmi les civils, des famines et des effondrements économiques, faute de disposer des ressources, des infrastructures et des réseaux commerciaux mondiaux nécessaires pour absorber de telles mesures.

  • Irak : les sanctions américaines ont provoqué la mort d’environ 500 000 enfants [4].

  • Corée du Nord : les restrictions sur les engrais, le diesel et le matériel agricole ont entraîné une faim généralisée et des récoltes perdues faute de pouvoir être récoltées.

  • Venezuela & Cuba : les sanctions ont causé des dommages économiques de long terme, le Venezuela ayant perdu plus de 700 milliards de dollars de PIB.

Lorsque je représentais le groupe ABB en Corée du Nord, dans le but d’électrifier les régions les plus pauvres pour sortir des millions de personnes de la pauvreté, la pression américaine a mis fin à cette initiative.

Felix Abt (à gauche) signe un pré-contrat de plusieurs centaines de millions de dollars pour le groupe helvético-suédois ABB avec la Corée du Nord, en présence du ministre nord-coréen du Charbon et de l’Énergie, du ministre suisse des Affaires étrangères et de l’ambassadeur de Suède. L’agence Yonhap a rapporté que le projet de réseau électrique à très haute tension d’ABB visait à moderniser le secteur énergétique défaillant de la Corée du Nord, tandis que le Financial Times soulignait qu’il risquait de compromettre les efforts de Washington pour isoler économiquement Pyongyang. En fin de compte, Washington a eu gain de cause : le projet n’a jamais vu le jour.

Plus tard, l’entreprise pharmaceutique que je dirigeais — la première en Corée du Nord à avoir atteint les normes de Bonnes Pratiques de Fabrication (BPF) certifiées par l’OMS — n’a plus pu obtenir les matières premières essentielles à sa production en raison des sanctions imposées par les États-Unis et leurs alliés. Il est ainsi devenu impossible de maintenir ces normes, ce qui a probablement entraîné des décès parmi les patients privés de médicaments essentiels et de qualité.

La première entreprise nord-coréenne à obtenir des contrats internationaux par le biais d’appels d’offres compétitifs. Son directeur général, Felix Abt, et son adjoint coréen livraient des médicaments produits localement à des acheteurs étrangers — jusqu’à ce que les sanctions viennent mettre un terme à cette initiative.

Ces exemples illustrent comment les sanctions dévastent les pays qui ne peuvent pas remplacer leurs importations ou mobiliser efficacement leurs ressources internes.

Les grandes nations riches en ressources peuvent résister

À l’inverse, les grands pays disposant d’abondantes ressources, comme la Russie et la Chine, se sont montrés bien plus résilients. Malgré les tentatives occidentales d’exclure la Russie de l’accès aux technologies, aux financements et aux marchés d’exportation, le pays a su tirer parti de ses vastes ressources naturelles, de ses industries domestiques et de ses partenariats mondiaux pour maintenir, voire accroître, son économie. Les sanctions ont entraîné le transfert d’actifs autrefois détenus par des entreprises occidentales vers des acteurs russes, stimulé la production locale et renforcé l’autosuffisance.

De même, la Chine a transformé les restrictions américaines et européennes sur les importations de haute technologie en incitation à développer ses infrastructures, ses capacités technologiques et ses réseaux commerciaux mondiaux. Ces exemples mettent en lumière un schéma clair : les sanctions frappent surtout les petites nations vulnérables, tandis que les grands pays riches en ressources parviennent à les absorber, à s’y adapter et parfois même à en tirer profit.

Exemples historiques

Dans les années 1970, en moyenne 15 pays faisaient l’objet de sanctions unilatérales occidentales. Ces sanctions n’étaient pas ciblées : elles visaient l’ensemble des économies afin de déstabiliser les industries, couper l’accès au commerce et au financement, et provoquer des crises internes susceptibles d’entraîner la chute des gouvernements.

  • Chili, 1970 : après l’élection de Salvador Allende, Nixon ordonna à ses conseillers de « faire plier l’économie » [5]. L’historien Peter Kornbluh a décrit cette stratégie comme un « blocus invisible » [6]. Les États-Unis coupèrent l’accès du Chili au crédit et au commerce, provoquant agitation, effondrement économique et, finalement, un coup d’État soutenu par Washington qui porta au pouvoir le dictateur Augusto Pinochet.

  • Irak, années 1990 : à la suite de la guerre du Golfe, les sanctions dévastèrent l’économie. L’accès à l’eau potable, à l’électricité et aux médicaments s’effondra, causant la mort de centaines de milliers d’enfants victimes de maladies évitables et de malnutrition. Des responsables onusiens qualifièrent la situation de génocidaire [4].

  • Venezuela, 2017–2018 : les sanctions américaines aggravèrent une crise économique déjà sévère, provoquant la mort estimée de 40 000 personnes en une seule année, faute d’aliments et de médicaments [1][2].

Les sanctions : la guerre par d’autres moyens

Ces cas montrent que les sanctions ne sont pas des alternatives pacifiques à la guerre — ce sont la guerre par d’autres moyens, souvent plus meurtrières car elles visent les plus vulnérables : les enfants, les femmes et les personnes âgées. Depuis 2012 seulement, plus d’un million d’enfants sont morts du fait des sanctions imposées par les États-Unis et l’UE [1].

L’étude du Lancet a analysé des décennies de données, de 1970 à 2021, en comparant les tendances de mortalité dans les pays sanctionnés et non sanctionnés. Elle conclut que les sanctions imposées par les États-Unis et l’Union européenne sont associées à 38 millions de décès « excédentaires » au cours du dernier demi-siècle [1][2][3]. À la fin des années 1990, plus d’un million de personnes mouraient chaque année du fait de ces politiques. En 2021 seulement, les sanctions ont causé plus de 800 000 décès — soit plusieurs fois le nombre total de morts résultant des conflits armés dans le monde cette année-là [2].

Ce n’est pas un dommage collatéral : c’est souvent l’effet recherché. Une note déclassifiée du département d’État américain des années 1960 recommandait de provoquer « la faim, le désespoir et le renversement du gouvernement » à Cuba en affaiblissant délibérément son économie. Il s’agit d’une guerre économique, destinée à affamer des populations pour les soumettre, sous un vernis de légitimité.

Les sanctions tuent : allons-nous détourner le regard ?

Les sanctions — souvent qualifiées « d’armes de la faim » — tuent sans distinction. Des millions de personnes souffrent dans les pays qui résistent au contrôle occidental, tandis que les élites que l’Occident cherche à renverser restent pour l’essentiel épargnées. Grâce au dollar, à l’euro, au système SWIFT et aux technologies critiques, les puissances occidentales peuvent couper des nations entières du monde moderne en un instant.

Pourtant, des brèches s’ouvrent : le système de paiement chinois CIPS, le réseau satellitaire BeiDou et les partenariats technologiques à travers le Sud global aident les nations à reconquérir leur souveraineté.

Chaque année, un demi-million de personnes meurent — non pas sous les bombes, mais de faim, de pauvreté et de maladies évitables causées par les sanctions. Les sanctions ne sont pas une politique abstraite — ce sont des armes. Elles ont tué des dizaines de millions de personnes, non par les bombes ou les balles, mais par la faim, la maladie et l’étranglement économique. J’en ai été témoin de mes propres yeux.

Pourtant, les universitaires débattent, les journalistes commentent, et les responsables politiques traitent la question comme un dossier bureaucratique lointain — détaché de la réalité tragique que vivent les victimes. La vérité est indéniable : les sanctions tuent. Détourner le regard est un choix moral aux conséquences mortelles. La question n’est pas de savoir si les sanctions « fonctionnent », mais si nous sommes prêts à les laisser continuer de tuer à une telle échelle.


Références

  1. Rodríguez, F., Weisbrot, M., et al. (2025). The human costs of unilateral economic sanctions: Evidence from global mortality trends, 1970–2021. The Lancet Global Health.

  2. Center for Economic and Policy Research (CEPR). (2025, Sept 3). New study estimates over half a million people die each year due to unilateral economic sanctions. PR Newswire. Retrieved from https://www.prnewswire.com

  3. Al Jazeera. (2025, Sept 3). US and EU sanctions have killed 38 million people since 1970. Retrieved from https://www.aljazeera.com

  4. Halliday, D. (1999, Sept 23). Former UN official says sanctions against Iraq amount to genocide. Cornell Chronicle. Retrieved from https://news.cornell.edu/stories/1999/09/former-un-official-says-sanctions-against-iraq-amount-genocide

  5. Transnational Institute (TNI). (2013). Covert action in Chile 1963–1973: Declassified U.S. documents. Retrieved from https://www.tni.org/en/article/covert-action-in-chile-1963-1973

  6. Kornbluh, P. (2003). The Pinochet file: A declassified dossier on atrocity and accountability. The New Press.

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