
"Désinformation", vraiment ? — Comment l’État interfère avec la liberté d’expression et la liberté de la presse
Photo de couverture : Des techniciens déplacent du mobilier sur scène lors du Forum économique mondial de Davos en 2024. La « désinformation et la mésinformation » figuraient alors en tête des menaces évoquées. En 2025, elles étaient rétrogradées à la deuxième place. Image : Michael Buholzer/dpa
Guerre cognitive
Lorsqu’on évoque la « salle des machines » de la guerre cognitive, il convient d’abord d’en préciser la nature. Sans entrer dans une analyse exhaustive — qui dépasserait le cadre de cet article — on peut la résumer ainsi : il s’agit d’un programme officiel de l’OTAN, conçu comme un terme générique englobant la guerre de l’information, les opérations psychologiques et la guerre psychologique, et promu de manière croissante depuis 2020. La bataille pour les esprits est ainsi érigée en une technique de guerre à part entière, avec pour objectif déclaré de faire de l’être humain lui-même un théâtre d’opérations officiel de l’OTAN. Autrement dit, chaque individu devient en permanence la cible centrale de cette guerre psychologique de pointe.
Ni la radicalité ni l’ampleur de ce programme mondial — également mené par la Russie, la Chine et d’autres pays sous d’autres appellations — ne peuvent être développées ici en détail. Il est toutefois essentiel de comprendre que le contrôle du récit dominant au sein des sociétés constitue un élément central de la guerre cognitive. Dans ce contexte, l’OTAN présente la lutte contre la « désinformation » comme une mission clé destinée à garantir la « sécurité cognitive » des populations. Un document de l’OTAN indique ainsi : « La manière la plus efficace de vaincre un adversaire consiste à influencer ses pensées et ses convictions afin de les retourner contre lui-même. Les progrès de la recherche sur la désinformation et son impact sur les sociétés mèneront à l’élaboration de nouveaux plans de bataille pour contrer ces attaques. »

Le cadre narratif : la lutte contre la "désinformation" et "l’influence russe"
Puisque la bataille pour conquérir les esprits et les cœurs des populations étrangères comme nationales ne peut être menée ouvertement sur le plan légal, cette affirmation des stratèges de l’OTAN sert de cadre interprétatif pour légitimer l’essor de la guerre cognitive : la lutte contre la désinformation ou l’influence étrangère.
Il n’est donc pas surprenant qu’au Forum économique mondial de janvier 2025, cette lutte contre la « désinformation et la mésinformation » figurait en tête de la liste des menaces. On semblait alors s’attendre à ce que la « désinformation » puisse être efficacement combattue dans les années à venir, puisque les projections à dix ans reléguaient déjà cette menace à la cinquième place. L’UE avait d’ailleurs déclaré la guerre à la « désinformation » dès 2018 et, conjuguée à la lutte contre « l’influence russe », celle-ci est omniprésente depuis le développement de la guerre cognitive — voire même avant. Dès 2017, une étude de l’Army War College alertait déjà que des « informations dérangeantes pourraient révéler des éléments sapant l’autorité légitime et détruire la relation entre les gouvernements et les gouvernés ». L’objectif doit donc être de « manipuler la perception » de la manière la plus globale possible — une tactique officiellement reconnue comme une technique de guerre depuis l’apparition de la guerre cognitive, et qui inclut la lutte contre la « désinformation » ou la « propagande russe ».
Dans ce contexte, la Berliner Zeitung, Focus, la NDR et les NachDenkSeiten ont récemment été accusés de diffuser des « récits russes » par l’Office bavarois de protection de la Constitution dans sa soi-disant « Doppelgängeranalyse » (« analyse sosie »). Après de vives critiques, notamment de la part du rédacteur en chef de la Berliner Zeitung, l’Office pour la protection de la Constitution est finalement revenu sur ses accusations.
Cependant, comme c’est souvent le cas en matière de recherche sur la propagande, le problème avec des notions telles que « désinformation » ou « mésinformation » est qu’elles restent floues et insuffisamment définies. De plus, les preuves d’une « influence russe » demeurent souvent incertaines.
Susanne Lackner, vice-présidente de l’autorité autrichienne de régulation des médias, a récemment souligné cette faiblesse de la prétendue lutte contre la « désinformation », pour laquelle, selon ses mots, il n’existe aucun « concept juridique uniforme ». Puisque la « liberté d’expression » existe déjà, certains dénoncent que « de la censure est exercée », ce qui, selon Lackner, « n’est absolument pas le sujet ». Lisa Paus, ministre fédérale de la Famille (Verts), partage un avis similaire. Elle a récemment déploré que « de nombreux ennemis de la démocratie savent très bien ce qui relève encore de la liberté d’expression », appelant en conséquence à lutter contre la « haine et l’incitation ».
La prétendue lutte contre la « désinformation » et « l’influence russe » constitue ainsi un puissant cadre narratif pour la guerre acharnée menée afin de conquérir nos esprits et nos cœurs. Cet article s’intéressera aux mécanismes mis en place dans les coulisses — souvent invisibles au grand public — pour déployer efficacement ces efforts de manipulation.
Deux mécanismes spécifiques, particulièrement efficaces, se distinguent : la création d’un cadre juridique approprié avec le « Digital Services Act » et la mise en place d’un réseau de think tanks dédiés à la guerre de l’information.
La mise en œuvre : les think tanks
La lutte contre la « désinformation russe » dominera également la campagne des élections fédérales de 2025 : la plateforme « Correctiv » est convaincue que la Russie tentera d’y interférer. Dans ce contexte, certains ont même spéculé sur une éventuelle implication de la Russie dans les attentats d’Aschaffenbourg ou de Munich, supposément pour renforcer les partis nationalistes.
Cependant, une étude publiée en 2021 par le groupe de la Gauche au Parlement européen remet fondamentalement en cause le cadre interprétatif de cette prétendue lutte contre les « influences étrangères », généralement attribuées à la Russie ou à la Chine. Les auteurs y décrivent plutôt une « source commode de menaces imaginaires pour la sécurité européenne » servant à « justifier de nouveaux projets et initiatives de défense ».
Ils notent également : « Une industrie florissante de think tanks et d’instituts liés à l’OTAN a vu le jour, renforçant l’agenda politique de la “lutte contre l’influence étrangère”. Ces organismes sont régulièrement invités aux auditions de la commission spéciale pour fournir une expertise taillée sur mesure. » Il est donc nécessaire d’examiner de près ce réseau tentaculaire de think tanks occidentaux qui façonnent l’opinion publique en coulisses.
Parmi eux figure notamment l’Institute for Strategic Dialogues (ISD), fondé en 2006, qui, selon une enquête de Public, serait également une organisation (de façade) de l’OTAN. « Des ONG financées par l’OTAN et par des gouvernements travaillent avec des agences publiques pour influencer les élections en Allemagne », dénonce Public à propos de l’ISD. Sa mission serait de « rallier la population allemande aux objectifs de la politique étrangère américaine et de saper le mouvement pacifiste européen ».
Les deux auteurs formulent ainsi une critique sévère : « Des groupes comme l’ISD servent de canaux essentiels à la propagande militaire et étatique. »
Cette accusation vise également les 28 « centres d’excellence » de l’OTAN, dont deux sont souvent cités en exemple : le Cooperative Cyber Defense Center of Excellence, basé en Estonie et fondé en 2008, et le Strategic Communications Center of Excellence, en Lettonie, fondé en 2014. Tous deux se consacrent à la recherche et au développement intensifs de techniques de propagande toujours plus sophistiquées, comme le souligne l’étude du groupe de la Gauche.
D’une influence comparable est l’East StratCom Task Force, fondée en 2015, qui, à l’instar du Center Against Hybrid Threats, est un projet conjoint de l’UE et de l’OTAN.
La première gère le blog « EU vs. Disinfo », qui a récemment mis en garde contre l’influence russe sur les élections fédérales allemandes. Parmi les principaux récits attribués au Kremlin et donc à combattre figurent notamment : « les élites contre le peuple », « la perte de souveraineté » et « l’effondrement imminent ».
Le « Center Against Hybrid Threats » est également chargé, entre autres, de lutter contre les « campagnes de désinformation menées par le Kremlin ».
La mise en œuvre : le Digital Services Act
À côté de ce vaste réseau de think tanks, la création de lois susceptibles de dériver vers la censure constitue un autre levier central de la « salle des machines » de la guerre cognitive, destiné à façonner l’opinion publique.
En première ligne figure le Digital Services Act (DSA), en vigueur depuis le 16 novembre 2022. Cette législation très complète et complexe remplace en Allemagne la loi sur l’application du réseau (NetzDG) de 2018, déjà critiquée par Human Rights Watch pour son risque de conduire à une « censure injustifiée ».
Le DSA cible principalement les moteurs de recherche et les grandes plateformes numériques, qu’il contraint — sous peine de lourdes sanctions — à surveiller, rétrograder, voire supprimer certains contenus. Ces mesures sont placées sous le contrôle de la Commission européenne et supervisées par des coordinateurs gouvernementaux ainsi que par des « lanceurs d’alerte » issus de la société civile.
La priorité affichée est la lutte contre la notion floue de « désinformation », notamment en lien avec les élections, comme le souligne Susanne Lackner : « Il y a la désinformation, lorsqu’il y a une intention derrière, c’est-à-dire diffuser un contenu trompeur. Puis il y a l’influence sur l’information, ce qui nous amène bien sûr au domaine de la politique étrangère et de la sécurité, et des ingérences extérieures. […] L’autre aspect, c’est évidemment l’ingérence, et tout le monde prend désormais conscience, à l’approche des élections, qu’il existe de graves dangers sur Internet. […] En d’autres termes, la désinformation est un instrument utilisé dans des stratégies de guerre. »
Les lourdes sanctions prévues sont particulièrement dissuasives et suscitent une réelle crainte chez les plateformes — elles peuvent en effet atteindre « jusqu’à 6 % de leur chiffre d’affaires mondial » en cas de violation du DSA.
Les « lanceurs d’alerte » de la société civile incluent également les « signaleurs de confiance » (trusted flaggers). Depuis octobre 2024, le bureau de signalement REspect! assure ce rôle en Allemagne.
Si le DSA et REspect! permettent de facto la mise en œuvre d’outils de guerre cognitive, de nombreuses critiques s’élèvent quant à leur compatibilité avec les principes fondamentaux de l’État de droit. Ainsi, le journal Welt qualifie REspect! de « sympathique nouvelle autorité de censure » et estime que ses actions sont « en contradiction flagrante avec l’État de droit ».
Dans son analyse du DSA, le juge de longue date Manfred Kölsch écrit : « Ce faisant, ils portent atteinte à la liberté d’expression et d’information garantie par la Constitution, et promeuvent cette entreprise au moyen d’un système de surveillance à l’échelle européenne. »
Conclusion : des exemples concrets
Puisque le DSA et les nombreux think tanks nichés dans la « salle des machines » de la manipulation opèrent discrètement en arrière-plan, la question se pose de savoir où leur influence peut se manifester de manière tangible.
L’une des possibilités consiste à signaler les contenus jugés indésirables via les « signaleurs de confiance » (trusted flaggers) afin d’en obtenir la suppression ou, de manière encore plus efficace — et quasiment impossible à détecter —, un déclassement de leur visibilité : ainsi, les contenus impopulaires s’enfoncent dans les profondeurs d’Internet, ne suscitent que très peu d’attention, voire deviennent totalement invisibles, une pratique également connue sous le nom de shadow banning.
Lors d’une réunion avec la ministre fédérale de l’Intérieur Nancy Faeser, le 22 janvier au ministère de l’Intérieur, des « représentants d’entreprises de réseaux sociaux » s’étaient déjà déclarés prêts à réagir de manière appropriée à « la diffusion de contenus criminels et de désinformation sur Internet en lien avec les élections fédérales ».
Un autre aspect tout aussi important — sur lequel de nombreux think tanks travaillent activement — consiste à imposer leur propre récit (celui de l’OTAN). Comme l’explique de manière éclairante Joshua Rahtz dans son article The Storytellers of NATO, les propositions formulées sont extrêmement ambitieuses et montrent à quel point la guerre cognitive imprègne désormais de larges pans de la société. S’appuyant sur des propositions du think tank Globsec, Rahtz rapporte que, entre autres, l’ensemble de l’industrie de l’infotainment, y compris les jeux en ligne et la fiction, devrait être intégré au récit de l’OTAN. « Les grands films hollywoodiens et les services de streaming » devraient également être mobilisés. « L’OTAN devrait aussi s’efforcer de recruter des influenceurs plus attractifs, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de sa bulle, pour promouvoir son propre récit », selon Globsec.
Une production de propagande aussi tentaculaire, émanant du cœur même de la guerre cognitive, ne peut être contrée que par une sensibilisation constante au fonctionnement de ce système et aux fondements profondément antidémocratiques sur lesquels il repose.
«"Désinformation", vraiment ? — Comment l’État interfère avec la liberté d’expression et la liberté de la presse»