Sabotage économique de l’Europe : le braquage de Nexperia et ses conséquences

Sabotage économique de l’Europe : le braquage de Nexperia et ses conséquences

Sous pression américaine, les Pays-Bas ont exproprié Nexperia. En renonçant au respect du droit de propriété, l’Europe compromet sa crédibilité et son attractivité.
Felix Abt
sam. 18 oct. 2025 2142 13

Ce qui vient de se passer aux Pays-Bas devraient alerter ceux qui pensent que l’Europe reste un espace sûr, régi par le droit et favorable aux affaires.

En vertu d'une loi adoptée en 1952, dans le contexte de la reconstruction d'après-guerre et intitulée « Goods Availability Act » (loi sur la disponibilité des marchandises), le gouvernement néerlandais a pris le contrôle de Nexperia, l'une des rares entreprises européennes prospères dans le domaine des semi-conducteurs. Le PDG chinois de la société a été suspendu, les actions ont été placées sous la tutelle d’un administrateur nommé par le gouvernement, et un directeur « temporaire » s’est vu conférer les pleins pouvoirs de vote. La justification officielle : de vagues allégations de défaillances en matière de gouvernance. Mais le véritable déclencheur semble avoir été la pression américaine.

Selon des documents juridiques, Washington aurait averti en privé La Haye, en juin, que si elle ne retirait pas la direction chinoise de Nexperia, l’entreprise et sa société mère, Wingtech Technology, seraient ajoutées à la U.S. Entity List — une véritable peine de mort économique qui les couperait de leurs fournisseurs mondiaux. Les autorités néerlandaises ont alors invoqué une loi d’urgence datant de la Guerre froide pour justifier ce qui équivaut à une expropriation.

Un piège géopolitique

L’ironie est saisissante. En cherchant à protéger son secteur des semi-conducteurs des risques géopolitiques, les Pays-Bas viennent précisément d’en créer un. Pékin a rapidement riposté en interdisant à Nexperia d’accéder aux chaînes d’approvisionnement chinoises — l’équivalent commercial d’une condamnation à mort pour un fabricant de puces. L’Europe se retrouve désormais prise en étau entre deux superpuissances économiques : les sanctions américaines d’un côté, les contre-mesures chinoises de l’autre. Pile, elle perd ; face, elle perd.

Il ne s'agit pas seulement de la tragédie d'une entreprise, mais d'une atteinte à la crédibilité de l'Europe. Nexperia emploie plus de 10 000 personnes en Europe et produit plus de 100 milliards de puces par an. Son siège est situé aux Pays-Bas, elle paie ses impôts en Europe et respecte la législation européenne. Pourtant, le gouvernement néerlandais a décidé que sa propriété chinoise — pourtant légalement approuvée il y a plusieurs années — la rendait sacrifiable.

La fin de la confiance des investisseurs

Bonne chance, désormais, pour convaincre un investisseur non occidental de placer son argent en Europe. Lorsqu'un gouvernement peut saisir vos actifs du jour au lendemain sous le prétexte fallacieux de la « sécurité nationale », le climat favorable aux investissements disparaît. Cette décision ne refroidit pas seulement le capital chinois — elle glace les investisseurs venus d’Asie, du Moyen-Orient et d’Afrique.

Elle sape également la propre stratégie européenne dans le domaine des semi-conducteurs. Depuis des années, Bruxelles prêche la « souveraineté technologique » et l’« autonomie stratégique ». Mais, au moment décisif, les Pays-Bas n’ont pas agi comme un État souverain, mais comme un simple relais de la politique américaine. Au lieu de défendre leur ordre juridique et leurs entreprises, ils se sont immédiatement pliés à la pression de Washington.

L’Europe aurait pu tracer une ligne claire :

« Nexperia est une entreprise néerlandaise régie par le droit néerlandais. Elle le restera tant qu’elle investit, emploie et respecte les règles de l’UE. Nous ne permettrons pas que des sanctions extraterritoriales américaines dictent notre politique. »

Cela aurait été le signe d’une véritable indépendance. Au lieu de cela, le message envoyé est le suivant : « Si Washington n’aime pas votre nationalité, nous saisirons vos biens. »

Mark Rutte a quitté son poste de Premier ministre néerlandais en 2024, après des années passées à promouvoir fidèlement les priorités géopolitiques de Washington. Fervent défenseur de la guerre par procuration de l’OTAN en Ukraine et ardent partisan des restrictions imposées au secteur technologique chinois dans la lignée de la politique américaine, Rutte a rapidement été récompensé : il a obtenu le poste de secrétaire général de l’OTAN, poursuivant ainsi son service au sein de l’establishment de Washington.

Une tendance à l'auto-sabotage

Ce faisant, les Pays-Bas se sont engagés dans une démarche d'autodestruction économique. Le pays, autrefois fier de son respect de l’État de droit, de son ouverture et de sa fiabilité, voit aujourd’hui cette réputation — son atout stratégique le plus précieux — en ruines. Les investisseurs s’en souviendront, tout comme ils se rappellent de la cession forcée par le Royaume-Uni de Newport Wafer Fab par Nexperia ou du gel des avoirs russes par l’UE. Chaque épisode érode l’image de l’Europe comme environnement prévisible et sûr pour les affaires.

Le parallèle avec l'affaire Newport est frappant. En 2021, Nexperia, propriété de Wingtech, a racheté Newport Wafer Fab au Pays de Galles pour 63 millions de livres sterling, redonnant vie à cette usine en difficulté, préservant des emplois et engageant plus de 80 millions de livres sterling dans des travaux de modernisation. Pourtant, l'année suivante, Londres a invoqué la loi sur la sécurité nationale et les investissements et a ordonné à Nexperia de vendre au moins 86 % de l'usine, expropriant de fait les actionnaires chinois, alors que deux examens de sécurité antérieurs n'avaient révélé aucun nouveau risque.

La décision néerlandaise semble encore plus imprudente à la lumière de ces événements, qui constituent une répétition européenne du même scénario.

Échos des Balkans

Quelques jours avant la saisie de Nexperia, le président serbe Aleksandar Vučić a révélé que des responsables américains avaient suggéré en privé à la Serbie qu'elle pourrait éviter les sanctions en nationalisant sa compagnie pétrolière NIS, détenue en partie par la Russie, ce qui reviendrait à exproprier ses actionnaires majoritaires russes. Belgrade a refusé, jugeant cette mesure inacceptable sur le plan juridique et moral. Washington a alors laissé expirer la dérogation aux sanctions contre NIS, isolant ainsi la principale raffinerie serbe et bloquant les livraisons de pétrole brut via la Croatie, membre de l'OTAN.

Le parallèle est frappant : la Serbie, bien que beaucoup plus petite, a choisi la souveraineté et la cohérence juridique plutôt que la coercition, du moins pour l'instant.

L'Europe comme victime collatérale

L'Europe se vantait autrefois d'être la juridiction la plus stable au monde pour les investisseurs. Aujourd'hui, elle est en train de devenir le champ de bataille des guerres économiques menées par d'autres. Chaque saisie, sanction ou confiscation motivée par des raisons politiques renforce l'idée que les droits de propriété occidentaux ne s'appliquent que lorsque la géopolitique le permet.

Les Pays-Bas pensent peut-être protéger leur approvisionnement en puces électroniques. En réalité, ils sapent leur propre crédibilité. Le drame, c'est que l'Europe ne tire aucun bénéfice de cet acte de soumission : elle devient simplement une victime collatérale dans la lutte pour la domination technologique menée par d'autres.

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