La guerre menée par l'État le plus puissant contre une entreprise privée : Huawei, le géant blessé, et son retour secret « DELETE AMERICA »

La guerre menée par l'État le plus puissant contre une entreprise privée : Huawei, le géant blessé, et son retour secret « DELETE AMERICA »

Les États-Unis se sont longtemps présentés comme les champions du libre marché et de la concurrence loyale, mais uniquement lorsqu'ils avaient le dessus. Cette époque est révolue.
Felix Abt
jeu. 18 sept. 2025 975 11

De Toshiba à Huawei : la longue guerre de l’Amérique contre ses concurrents les plus performants

Les États-Unis se sont longtemps présentés comme les champions du libre-marché et de la concurrence loyale — mais seulement lorsqu’ils étaient en position de force. Cette époque est révolue. Des oligarques comme Peter Thiel, figure clé de l’appareil sécuritaire américain et fondateur de Palantir — l’entreprise de surveillance et de profilage la plus complète au monde, financée par les contribuables et développée avec la CIA — affirment désormais ouvertement que la concurrence est « mauvaise pour les affaires ». Thiel oppose la concurrence au monopole, qu’il décrit, de façon surprenante, comme le véritable moteur de l’innovation et du profit.

Peter Thiel - « La concurrence est mauvaise pour les affaires »

En réalité, le prétendu « engagement » de Washington en faveur du libre-marché n’a toujours été qu’une façade. Les États-Unis ont systématiquement cherché à écraser les concurrents plus performants de leurs grandes entreprises. La guerre économique n’a rien de nouveau.

Prenons Toshiba : selon un article du Los Angeles Times d’août 1992, il s’agissait du premier fabricant japonais de puces dans les années 1980, détenant environ 80 % du marché mondial de la mémoire vive dynamique (DRAM) en 1987. Comme Huawei aujourd’hui, Toshiba devint une cible des États-Unis sous couvert de « sécurité nationale ». Après que Toshiba et une entreprise norvégienne eurent vendu en 1986 des machines-outils de pointe à l’Union soviétique — comme l’avaient fait d’autres entreprises européennes — Washington bondit sur l’occasion. Les autorités américaines imposèrent une interdiction massive de deux à cinq ans sur tous les produits Toshiba, invoquant une menace pour la sécurité nationale. Ce coup porta un rude préjudice à Toshiba et ouvrit la voie aux fabricants de puces américains, tandis que les autres entreprises étrangères ayant vendu un matériel similaire à l’URSS ne furent pas inquiétées.

Ou encore Alstom, autrefois considéré comme le « fleuron de l’industrie française ». Leader mondial dans les technologies de l’énergie et des transports, il concurrençait directement le géant américain General Electric au début des années 2010. Puis vint l’attaque de Washington : en 2013, Frédéric Pierucci — cadre d’Alstom et auteur du livre Le Piège américain — fut arrêté dans un aéroport new-yorkais pour des accusations controversées de corruption liées à un contrat en Indonésie. Pierucci raconte qu’on lui proposa un choix draconien : plaider coupable et sortir de prison en quelques mois, ou risquer 125 ans de détention. Plusieurs autres dirigeants d’Alstom furent également arrêtés, et les tribunaux américains infligèrent à l’entreprise une amende de 772 millions de dollars. Sous cette pression judiciaire implacable et coercitive, Alstom fut contrainte en 2014 de vendre ses divisions cœur de métier dans l’énergie et les réseaux à GE, démantelant de fait un concurrent européen majeur.

Frédéric Pierucci, cadre chez Alstom, retenu en otage aux États-Unis, révèle dans ce livre le récit choquant de son calvaire [Source: amazon.com]

Le schéma se répète ailleurs. Sous l’énorme pression des États-Unis, la Suisse a été contrainte d’abolir le secret bancaire et ses comptes numérotés anonymes, longtemps pierre angulaire de son industrie financière. Pendant ce temps, plusieurs États américains ont discrètement conservé leur propre système de sociétés-écrans anonymes, faisant des États-Unis le plus grand paradis mondial pour le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale. Le pays est ainsi devenu le refuge privilégié des cartels de la drogue latino-américains pour mettre leurs profits illicites à l’abri.

Les places financières offshore du Panama, de Singapour et des Caraïbes ont été secouées par des fuites et des scandales — mais jamais les institutions américaines. Ce n’était pas un hasard : la NSA et d’autres agences de renseignement américaines ciblent les banques étrangères, pas les banques américaines.

Les États-Unis ont percé des trous dans le secret bancaire suisse comme dans du fromage suisse, tout en fortifiant leurs propres institutions financières pour en faire des forteresses imprenables. [Conception Chappatte. Source: bbc.com]

Qu’il s’agisse de Toshiba, d’Alstom ou du secteur bancaire suisse, l’histoire est la même : Washington instrumentalise le « droit », la « sécurité » et « l’éthique » pour éliminer ses rivaux, puis adopte ensuite les mêmes pratiques qu’il condamne à l’étranger.

Mais Huawei — et, par extension, la Chine — représente une cible d’un tout autre ordre. Contrairement au Japon, à la France ou à la Suisse, la Chine ne peut être aisément contrainte à se soumettre. Au contraire, la campagne américaine contre Huawei a bien plus de chances de se retourner contre ses instigateurs et de se solder par une défaite décisive des agresseurs occidentaux — comme le montrera la suite de cet article.

Le champ de bataille économique : comment les États-Unis ont pris pour cible Huawei

Avant le 29 août 2023, le monde avait assisté à une lutte presque cinématographique : les États-Unis, nation la plus puissante de la planète, menant une guerre économique contre une seule entreprise privée. Huawei, géant mondial des télécommunications en pleine ascension, faisait face à des sanctions dévastatrices, à des blocages drastiques de sa chaîne d’approvisionnement, à des batailles juridiques incessantes et à l’arrestation très médiatisée de sa directrice financière Meng Wanzhou au Canada, sur la base d’accusations largement infondées. Les pays du monde entier furent poussés à interdire Huawei de leurs réseaux 5G, et l’entreprise fut officiellement qualifiée de « menace pour la sécurité nationale ». Pour les observateurs extérieurs, Huawei semblait à l’agonie.

Puis vint le 29 août 2023. Discrètement, sans tambour ni trompette, Huawei mit en ligne sur son site le Mate 60 Pro. D’abord intrigués, puis stupéfaits, les experts en technologies finirent par être incrédules. Dans ce smartphone élégant se trouvait le Kirin 9000S — un système sur puce gravé en 7 nanomètres, entièrement compatible 5G. Pour le grand public, ce n’était qu’une puce. Pour ceux qui suivaient la rivalité technologique entre les États-Unis et la Chine, c’était une déclaration : Huawei n’avait pas seulement survécu — l’entreprise venait de contre-attaquer. Le Mate 60 Pro s’est vendu à plus de 14 millions d’unités en Chine, mêlant prouesse technologique et fierté patriotique.

Renaître de ses cendres : l’ascension de Huawei au rang de champion national

La guerre économique menée contre Huawei et d’autres entreprises chinoises a alimenté une vague de consommation patriotique à travers toute la Chine. De nombreux consommateurs se détournent des produits occidentaux au profit de marques nationales, soutenant ainsi l’innovation locale, stimulant les industries domestiques et renforçant la volonté de la Chine d’atteindre l’autonomie technologique.

Des clients découvrent les derniers appareils dans un magasin Huawei bondé en Chine (Photo : Felix Abt)

L’ingénieur infatigable : de la pauvreté au sommet de Huawei

Ren Zhengfei, le fondateur de Huawei, n’était pas un PDG ordinaire. Né en 1944 dans la campagne du Guizhou, il a traversé la Révolution culturelle, l’emprisonnement de son père et de nombreuses épreuves dans sa jeunesse. Sa philosophie du chī kǔ — « endurer l’amertume » — est devenue le principe directeur de Huawei.

Ren Zhengfei, fondateur de Huawei, a grandi dans des conditions modestes, sa famille faisant face à des difficultés financières. Il a décrit son enfance comme marquée par un manque de ressources matérielles — des expériences qui ont forgé sa détermination et son éthique de travail dans les années suivantes. (Photo : unwire.hk)

Après plusieurs années passées dans le corps du génie de l’APL, Ren s’installa à Shenzhen en 1987 et fonda Huawei avec seulement 21 000 yuans (environ 5 000 dollars). D’abord simple revendeur de commutateurs PBX, Huawei adopta rapidement la rétro-ingénierie et le principe d’autonomie. En 1993, son premier commutateur numérique conçu en interne démontra que la survie passait par l’indépendance technologique.

De la « culture du loup » à la domination mondiale

La « culture du loup » de Ren, inspirée de son passé militaire, a alimenté l’ascension mondiale de Huawei. Plutôt que d’affronter directement les géants occidentaux, l’entreprise a conquis des marchés délaissés en Afrique, en Amérique latine et en Russie grâce à des prix agressifs, un financement flexible et un service exceptionnel. Dès le milieu des années 2000, Huawei collaborait déjà avec 31 des 50 plus grands opérateurs télécoms du monde. L’entreprise s’est ensuite diversifiée dans l’électronique grand public, lançant les séries Ascend, Mate et P, ainsi que ses propres puces Kirin. En 2018, Huawei avait dépassé Apple en Chine et défiait Samsung à l’échelle mondiale — ce qui déclencha une surveillance intense et des sanctions de la part des États-Unis.

Dans le métro, on peut voir des enfants et des mères chinoises porter des montres connectées, signe de la rapidité avec laquelle Huawei a rattrapé son retard et dépassé Apple en tant que leader du marché. Au-delà des montres connectées, Huawei détient également une longueur d'avance dans le domaine des lunettes connectées, alors qu'Apple n'en a encore commercialisé aucune.

À bord d'un métro en Chine, les passagers interagissent avec les derniers gadgets technologiques (Photo : Felix Abt)

Projet « Delete America » : la voie de la survie

Avec l’effondrement de ses ventes de smartphones à l’international, Huawei a mis en œuvre une stratégie audacieuse, baptisée en interne « Project Delete America » — consistant à éliminer systématiquement toute technologie américaine de son écosystème. HarmonyOS a remplacé Android, les Huawei Mobile Services ont remplacé les applications Google, et la production nationale de puces s’est accélérée. Le Mate 60 Pro et le Kirin 9000S sont devenus les symboles ultimes de ce retour en force — un bras d’honneur technologique au blocus américain.

De la chute à la suprématie : Huawei domine les ventes mondiales de smartphones pliables au deuxième trimestre 2025, suivi de Samsung, selon le cabinet d'analyse technologique mondial Canalys (graphique : Canalys).

Au-delà des smartphones

Les ambitions de Huawei vont bien au-delà de la téléphonie. Ses services cloud rivalisent avec les leaders mondiaux, ses puces d’IA et ses grands modèles de langage alimentent les innovations de nouvelle génération, et ses solutions automobiles intelligentes équipent les véhicules connectés de constructeurs comme SERES et Chery. Ses solutions IoT et d’automatisation industrielle modernisent les ports et les infrastructures critiques. Huawei n’est plus seulement un fabricant de smartphones — c’est un conglomérat technologique diversifié qui transforme des pans entiers de l’industrie et fait de la coercition occidentale un moteur d’innovation.

Malgré une guerre économique incessante, Huawei maintient une gamme complète de produits et services très demandés. Photo : l'auteur devant un entrepôt Huawei (Photo : Felix Abt).

Dans ses boutiques, Huawei expose désormais des smartphones, des objets connectés et de nouvelles voitures truffées de technologies intelligentes — allant des systèmes multimédias embarqués avancés jusqu’aux solutions de conduite autonome — illustrant ainsi son expansion au-delà de l’électronique grand public vers le secteur automobile.

Magasin Huawei présentant des voitures équipées de sa technologie intelligente (Photo : Felix Abt

Huawei propose également une gamme complète de services cloud — incluant le calcul d’IA, le stockage de données, la cybersécurité et des solutions pour entreprises — soutenue par un écosystème intégré couvrant les infrastructures télécoms, les puces sur mesure, les plateformes edge-to-cloud et l’innovation en intelligence artificielle.

Publicité de Huawei pour son CloudMatrix 384, un système de calcul d’IA de pointe conçu pour rivaliser avec les solutions les plus avancées de Nvidia, comme le GB200 NVL72 (Photo : Felix Abt).

Le prix du retour en force

Cette renaissance a eu un coût. En 2024, le chiffre d’affaires a atteint 120 milliards de dollars, mais le bénéfice net a chuté de 28 %. La R&D a absorbé plus de 20 % des revenus, et 67 % des activités restaient concentrées en Chine, exposant l’entreprise aux fluctuations du marché domestique. Des écarts technologiques persistent — les puces 7 nm de SMIC restent en retard face aux procédés 3 nm et 2 nm de TSMC — mais l’ingéniosité, l’innovation et la détermination des ingénieurs de Huawei laissent présager d’autres surprises à venir.

Niché derrière les arbres, mais loin d’être en retrait face à ses concurrents, le centre de R&D de Huawei à Shenzhen constitue un véritable pôle d’innovation, où des milliers d’ingénieurs et de scientifiques travaillent sur la 5G, l’IA, les semi-conducteurs et le cloud. Malgré — ou peut-être à cause des — sanctions internationales et des entraves à sa chaîne d’approvisionnement, Huawei continue d’investir massivement dans la recherche et le développement, y consacrant plus de 20 milliards de dollars par an, ce qui lui permet de rester compétitive face aux géants technologiques occidentaux, et même de les dépasser déjà dans plusieurs domaines.

Centre de R&D de Huawei à Shenzhen : concevoir les technologies de demain (Photo : Felix Abt)

Des obstacles géopolitiques et réputationnels demeurent. Les enquêtes européennes — dont celle ouverte à Bruxelles en 2025 — ainsi que l’exclusion de Huawei de plusieurs associations professionnelles témoignent de la persistance du front occidental contre l’entreprise. Pourtant, Huawei a non seulement reconquis le marché chinois, mais avance désormais avec constance sur les marchés d’avenir — ceux où se trouve la majorité de la population mondiale, bien loin d’un Occident en déclin.

La défiance de Huawei : innovation, souveraineté et déclin de la domination occidentale

L’ascension de Huawei tient de la légende : une entreprise privée, prise pour cible sans relâche par l’État le plus puissant du monde, qui déjoue pourtant tous les pronostics par une innovation audacieuse et téméraire. Le Mate 60 Pro et le Kirin 9000S ne sont pas de simples gadgets : ce sont des symboles de résilience, d’ingéniosité et de défi assumé. Et ses percées dans de multiples domaines technologiques ne font que renforcer la position de Huawei comme puissance mondiale incontournable.

Le message est clair : la Chine n’acceptera plus ni l’intimidation ni l’humiliation. Elle affirme sa puissance technologique et sa souveraineté, avertissant l’Occident que la sous-estimer a un prix.

L’enjeu dépasse largement Huawei. La vaste classe moyenne chinoise — la plus nombreuse au monde, prospère et en pleine expansion — contraste avec une classe moyenne américaine en déclin et surendettée. Cette réalité démographique et économique place les entreprises chinoises — et, plus largement, celles du Sud global — en position de façonner la prochaine ère des marchés mondiaux, tandis que les firmes occidentales s’enlisent dans la stagnation et le déclin. Le parcours de Huawei résonne comme un signal d’alarme : l’équilibre du pouvoir technologique et économique bascule, la domination occidentale vacille, et les politiques mêmes destinées à contenir la Chine n’ont fait qu’accélérer leur propre déclin.

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