
L'économie américaine selon Emmanuel Todd
Dans un entretien récent accordé au Figaro, Emmanuel Todd déclarait : « Ce qui est en train de se produire, de manière définitive et solide, c’est la victoire de la Russie à l’Est. Nous vivons une défaite. Le bloc occidental est en train de perdre, et nous sommes en voie de désintégration. » Figure iconoclaste du paysage intellectuel français, Todd est à la fois anthropologue, sociologue et démographe.
Il s’est fait connaître pour avoir prévu l’effondrement de l’Union soviétique quinze ans avant qu’il ne survienne. Sans parler russe ni avoir jamais mis les pieds en URSS, il démontrait, dès La Chute finale (1976), à partir d’indicateurs démographiques et éducatifs, que le système soviétique était en déclin structurel. En analysant les données officielles et les rapports internationaux, il mettait en lumière une hausse de la mortalité infantile et un ralentissement du progrès scientifique et technologique. Jugées provocatrices à l’époque, ses conclusions se sont révélées justes.
Son approche s’inscrit dans la tradition de l’École des Annales, un courant historiographique fondé en France dans les années 1920 par Marc Bloch et Lucien Febvre. Cette école a profondément renouvelé la discipline historique en adoptant une perspective globale et interdisciplinaire, combinant méthodes quantitatives et analyse des structures profondes des sociétés. Plutôt que de se concentrer sur les événements ou les grandes figures, elle met l’accent sur les dynamiques de long terme — économiques, sociales et culturelles — qui façonnent les civilisations dans le temps.
Le déficit commercial américain : un prélèvement impérial
Dès le début des années 2000, au sommet de ce que certains appelaient alors « l’hyperpuissance américaine », Emmanuel Todd percevait déjà, dans l’intervention militaire des États-Unis en Irak, les premiers signes de leur déclin. Dans Après l’Empire (2003), il soutenait qu’un phénomène inédit était en train de se produire dans la relation entre les États-Unis et le reste du monde.
Il observait que les États-Unis affichaient un déficit commercial structurellement croissant avec tous leurs principaux partenaires : la Chine, le Japon, l’Europe, le Mexique et la Corée du Sud. Autrement dit, les États-Unis importaient beaucoup plus de biens qu’ils n’en exportaient, notamment des produits manufacturés.
Leur déficit commercial est passé d’environ 100 milliards de dollars par an en 1993 à plus de 450 milliards en 2000. En 2024, il atteignait près de 1 200 milliards de dollars.

Selon Emmanuel Todd, ce phénomène est atypique dans l’histoire des empires. Dans un empire classique, le centre domine la périphérie par sa production et son industrie, en exploitant les ressources de ses colonies — main-d’œuvre, matières premières et impôts. À l’inverse, les États-Unis ne tirent plus leur puissance de la production, mais de la consommation.
À mesure que le déficit commercial américain se creuse, les flux de capitaux étrangers nécessaires pour le financer augmentent également. En effet, la balance des paiements de chaque pays doit, par définition, être équilibrée. Des nations comme la Chine ou le Japon financent ainsi les États-Unis en recyclant leurs excédents commerciaux dans les bons du Trésor américain. Leur modèle économique repose sur l’exportation et nécessite une monnaie sous-évaluée pour rester compétitif. Depuis l’effondrement du système de Bretton Woods, leurs banques centrales sont libres de créer leur monnaie locale ex nihilo — qu’il s’agisse du yuan ou du yen — pour acheter des dollars américains.Ces dollars sont ensuite réinvestis dans la dette publique américaine, un actif hautement liquide et considéré comme sûr. Ce mécanisme permet à la fois de maintenir leur monnaie faible et de financer le déficit extérieur des États-Unis.

Ainsi, ces pays produisent plus qu’ils ne consomment, ce qui permet aux Américains de consommer plus qu’ils ne produisent. Le déficit commercial américain n’est donc pas qu’un simple déséquilibre économique, mais constitue, selon Emmanuel Todd, un véritable prélèvement impérial — un système par lequel les États-Unis captent une part disproportionnée de la richesse mondiale pour soutenir leur mode de vie. L’interventionnisme militaire américain sert alors de moyen dissuasif contre toute remise en cause de ce privilège impérial.
Mais ce modèle a un coût : en laissant les produits manufacturés étrangers — de plus en plus sophistiqués — remplacer sa production intérieure, les États-Unis sacrificent leur base industrielle au profit de concurrents étrangers, accélérant leur transformation en économie de services.
Dans La Défaite de l’Occident (2020), Emmanuel Todd constate que la dépendance des États-Unis vis-à-vis du reste du monde a atteint un seuil critique. Avec la guerre en Ukraine, les Américains prennent conscience de leur incapacité à fournir à Kiev suffisamment d’armes pour remporter le conflit. Pourtant, à la veille de la guerre, les PIB combinés de la Russie et de la Biélorussie ne représentaient que 3,3 % du PIB total des États-Unis et de leurs alliés — Canada, Europe, Japon et Corée du Sud compris.
Todd souligne également que les technologies de pointe décisives pour la course à l’intelligence artificielle, comme les semi-conducteurs, sont désormais largement concentrées à la périphérie de l’empire : à Taïwan, en Corée du Sud ou au Japon. La désindustrialisation des États-Unis menace désormais directement leur hégémonie, d’où la volonté de Donald Trump de rétablir des barrières douanières pour tenter d’y remédier.
Système de santé américain : « Payer plus pour mourir plus tôt »
L’espérance de vie aux États-Unis suit une trajectoire inquiétante. Après plusieurs décennies de progression, elle stagne à partir de 2010, avant de chuter brutalement dès 2014. Les États-Unis sont aujourd’hui la seule grande puissance à connaître une telle régression. En 2014, l’espérance de vie atteignait 78,8 ans ; elle tombe à 77,3 ans en 2020, puis à 76,3 ans en 2021. Cet effondrement creuse l’écart avec les autres pays développés : 80,7 ans au Royaume-Uni, 80,9 en Allemagne, 82,3 en France, 83,2 en Suède, et 84,5 ans au Japon.
Bien plus qu’un simple indicateur démographique, l’espérance de vie reflète la santé économique et sociale d’un pays — en particulier l’efficacité de son système de soins, son niveau d’éducation, son organisation sociale et le degré de ses inégalités. Pour Emmanuel Todd, cette dégradation traduit un dérèglement profond de la société américaine.
Parmi les principaux facteurs de ce déclin, on retrouve les maladies cardiovasculaires liées à l’obésité et au diabète, ainsi que la crise des opioïdes. Si les premières résultent de pathologies chroniques aggravées par un mode de vie délétère, la seconde représente une véritable épidémie d’addiction et de surmortalité, nourrie par la prescription massive d’opioïdes et la prolifération de drogues de synthèse. En 2021, les overdoses ont causé plus de 100 000 morts en une seule année, dont 70 % liées aux opioïdes.
Cette crise trouve ses racines dans les années 1990, lorsque les laboratoires pharmaceutiques ont présenté ces substances comme des antalgiques révolutionnaires, en minimisant volontairement les risques d’accoutumance. Les médecins ont alors prescrit ces médicaments en masse, notamment pour des douleurs chroniques non cancéreuses (lombalgies, arthrose, etc.). Nombre de patients, devenus dépendants, se sont ensuite tournés vers des opioïdes illicites, en particulier l’héroïne et le fentanyl — un opioïde synthétique jusqu’à 50 fois plus puissant que l’héroïne.
Le scandale des opioïdes met en lumière les défaillances systémiques du système de santé américain, ainsi que le pouvoir démesuré des laboratoires pharmaceutiques, dont les intérêts économiques — souvent en collusion avec certains médecins — ont eu des conséquences sanitaires et sociales catastrophiques. Comme le souligne Todd : « Nous assistons véritablement à l’action de certains groupes d’élite dont les décisions détruisent une partie de la population. »
Autre indicateur alarmant : le taux de mortalité infantile, qui constitue un baromètre essentiel de l’avenir d’une société. Un pays qui n’est pas capable de protéger efficacement ses nouveau-nés révèle une crise profonde, quel que soit son niveau de richesse apparent. Contrairement à des indicateurs économiques comme le chômage, l’inflation ou le PIB — qui peuvent être facilement manipulés —, le taux de mortalité infantile demeure brut et incontestable.
Pour Todd, un pays où la mortalité infantile augmente entre dans une phase de déclin structurel et politique. D’après l’UNICEF, en 2020, ce taux s’élevait à 5,4 pour 1 000 naissances vivantes aux États-Unis, contre 4,4 en Russie, 3,6 au Royaume-Uni, 3,5 en France, 3,1 en Allemagne, 2,5 en Italie, 2,1 en Suède, et seulement 1,8 au Japon. Pour Todd, la mortalité infantile est étroitement corrélée au niveau de corruption d’un pays : les taux les plus faibles se trouvent généralement dans les nations les moins corruptibles, comme les pays scandinaves ou le Japon.
Paradoxalement, la dégradation de la santé publique s’accompagne d’une explosion des dépenses de santé. Les États-Unis affichent les coûts médicaux les plus élevés au monde. En 2020, ces dépenses représentaient 18,8 % du PIB américain, contre 12,2 % en France, 12,8 % en Allemagne, 11,3 % en Suède et 11,9 % au Royaume-Uni. Ces pourcentages sont d’autant plus frappants si l’on tient compte du niveau de richesse théorique des Américains : en 2020, le PIB par habitant atteignait 76 000 dollars aux États-Unis, contre 48 000 en Allemagne, 46 000 au Royaume-Uni et 41 000 en France.
Autrement dit : les Américains dépensent plus que n’importe quelle autre nation pour leur santé… mais leur espérance de vie et leur bien-être global régressent. Cette contradiction soulève une question plus large : le PIB est-il encore un indicateur pertinent pour mesurer la prospérité réelle d’un pays ?

Quelle est la vraie valeur du PIB américain ?
Le produit intérieur brut (PIB) a été conçu pendant la Grande Dépression par l’économiste russo-américain Simon Kuznets, dans le but de quantifier l’activité économique. Il mesure la valeur totale des biens et services produits dans un pays sur une période donnée. Le PIB est devenu un outil essentiel durant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les gouvernements devaient aligner la planification économique sur les exigences de l’effort de guerre.
Après le conflit, sous l’influence d’institutions internationales comme le FMI et la Banque mondiale, le PIB s’est imposé comme l’indicateur de référence pour mesurer la croissance économique, consolidant son rôle central dans les politiques économiques à l’échelle mondiale.
Dans La Défaite de l’Occident (2020), Emmanuel Todd remet en question la pertinence du PIB pour mesurer la véritable richesse de l’économie américaine. Il estime que dans une économie où près de 80 % de l’activité provient du secteur tertiaire, cet indicateur — conçu à une époque où les États-Unis étaient encore une nation fortement industrialisée — surestime la valeur réelle des services.
Pour évaluer la richesse effectivement créée chaque année par les Américains, Todd distingue la "production tangible" des services. La première regroupe les secteurs produisant des biens concrets essentiels au fonctionnement de l’économie, comme l’industrie, l’agriculture, le bâtiment ou les transports. Ces activités sont considérées comme sources de richesse réelle, mesurable et indispensable, car elles reposent sur la transformation de matières premières et la construction d’infrastructures fondamentales.
À l’inverse, les services sont traités séparément : finance, droit, administration, médecine, enseignement supérieur, ou encore divers services aux entreprises et aux particuliers. Selon Todd, ces secteurs sont plus difficiles à évaluer en termes de création de valeur réelle, certains étant surestimés, voire parasitaires.
Quelle est la contribution économique d’un médecin prescrivant des traitements nocifs ? Quelle richesse produit un économiste dont les prévisions sont systématiquement fausses ? Quelle valeur tangible apporte un avocat surpayé, un financier prédateur, un surveillant de prison ou un agent de renseignement ?
Pour estimer le PIB par habitant, Todd s’appuie sur le principe célèbre de John Maynard Keynes : "Il vaut mieux avoir à peu près raison que précisément tort." Il examine le secteur de la santé, qui représente 18,8 % du PIB américain — soit près du double des niveaux observés en Europe, alors même que l’espérance de vie y diminue. Il estime que seulement 40 % de ces dépenses correspondent à une véritable valeur, et applique ce raisonnement plus largement à l’ensemble du secteur tertiaire.
Ainsi, si les services représentent 80 % du PIB américain, soit 60 800 dollars par habitant, Todd considère que leur valeur réelle est surestimée de 60 %, la ramenant à 24 320 dollars. Il y ajoute ensuite la contribution des secteurs productifs — industrie, agriculture, construction, etc. — qu’il maintient inchangée à 15 200 dollars par habitant, car ils représentent une richesse tangible. En additionnant ces deux montants, il estime que le "produit intérieur réel" par habitant s’élève à 39 520 dollars, soit bien en deçà du chiffre officiel de 76 000 dollars.
Conclusion
Selon Emmanuel Todd, la force et la prospérité de l’économie américaine reposent en grande partie sur une illusion statistique. Si les indicateurs officiels — comme le PIB, l’inflation ou le chômage — donnent une impression de stabilité, ils masquent des fragilités structurelles profondes. Les États-Unis vivent au-dessus de leurs moyens, se désindustrialisent rapidement, et affaiblissent par là même leur puissance militaire et géopolitique.
Les signes les plus éloquents de ce déclin ne sont peut-être pas économiques, mais sanitaires : l’espérance de vie recule, la mortalité infantile augmente. Ces phénomènes ne sont pas de simples anomalies statistiques, mais les symptômes d’une crise sociétale plus vaste. Le PIB, observé de manière critique, donne une image trop optimiste de la réalité, en gonflant la richesse générée par une économie de services, tout en occultant la dépendance croissante du pays à la dette et aux capitaux étrangers.
Face à ces constats, le retour du protectionnisme apparaît moins comme une manœuvre politique que comme une tentative de freiner le déclin industriel. Les barrières douanières, longtemps jugées archaïques, sont désormais rebrandées en instruments de défense économique. Un consensus émerge peu à peu : des décennies de mondialisation dérégulée ont vidé le pays de sa substance productive. Mais la vraie question demeure : ces politiques peuvent-elles faire autre chose que retarder l’inévitable ?
Pour Todd, cette crise n’est pas une récession de plus, mais une rupture structurelle, susceptible de modifier durablement la place des États-Unis dans le monde. S’il a raison, alors ce n’est pas seulement l’hégémonie américaine qui vacille, mais son existence même en tant que puissance dominante.
«L'économie américaine selon Emmanuel Todd»